La caméra
subjective au cinéma crée le même rapport
entre le spectateur et l'uvre, amplifié
toutefois par le mouvement et la fiction. Comme l'autoportrait,
elle opère deux fusions du regard : d'abord celle du
spectateur avec celle du personnage qui est censé
regarder. Ce que vit et ressent ce personnage n'est
plus seulement donné à voir au spectateur mais vécu
par lui. Mais qui fait regarder le personnage ? Le
cinéaste et sa caméra : par la caméra subjective,
il fait fondre le regard du personnage au sien. La
caméra subjective permet ainsi de constituer un
unique il, produit de plusieurs regards et de
plusieurs subjectivités. En effet, le spectateur
projette aussi son regard et sa subjectivité dans
les images qu'il voit. Plus qu'il ne voit, il perçoit
puis regarde les images qui lui sont montrées.
On peut alors avancer l'hypothèse
qu'il s'agirait là d'un il interminable, d'un
il qui parcourt toute l'échelle de la représentation
cinématographique : du cinéaste qui montre, au
spectateur qui reçoit, en passant par le comédien
qui interprète.
De
quelle nature est ce nouveau regard ? Choisir une
caméra subjective signifie un désir de montrer ce
que voit un personnage, donc d'humaniser son regard
en l'actualisant. Mais monter un plan subjectif à d'autres
plans non subjectifs crée un regard non humain ou déshumanisé
puisque le spectateur devient doué d'ubiquité et d'omniscience.
La caméra subjective finit donc par détruire, par
sa singularité, ce qu'elle voudrait théoriquement
construire.
S'il y a
fusion
des regards, dès lors il y a convergence des corps :
corps du cinéaste-caméra, corps du personnage-fiction,
et corps du spectateur qui concentrent en un unique
corps commun : un corps collectif.
L'expérience du regard, par la caméra
subjective, met le corps du spectateur en jeu. La caméra
subjective expose le spectateur à une situation ;
son corps, physique et moral, est confronté à un
regard factice, à une situation fictive, ceux de l'histoire.
Dès lors, par la caméra subjective, on ne voit plus
mais on vit le personnage.
L'avenir de ce corps collectif passe
par sa mise en abîme dans la fiction. Quand l'histoire
insère une forme ou une variante de corps collectif.
Quand un corps-relais unit des personnages et dans
lequel le spectateur s'immiscerait par la caméra
subjective. Les films les plus intéressants sur ce
point sont ceux qui réussissent à mettre en jeu ce
corps lorsqu'ils en font un enjeu de scénario et une
logique de mise en scène.
La
Double Vie de Véronique crée ce relais entre
Weronika et Véronique où l'expérience et la
sagesse de l'une profite à l'autre par des signes.
Ces signes qui passent en autres par des caméra
subjectives, sont chargés de mystère et transitent
par un relais qui pourrait être le spectateur. Ces
signes et symboles ne disent jamais tout. Les liens
sont silencieux. Ces manifestations ne sont pas éloignées
des correspondances entre l'Ancien et le Nouveau
Testament où à Rebecca et au mariage d'Isaac dans
la Genèse correspond l'épisode de la Samaritaine,
à la manne du désert dans L'Exode (chap.16) répond
la multiplication des pains qui préfigure l'Eucharistie
(Evangile selon St Matthieu, chap.14 v.13). Il en est
de même avec les quarante jours et quarante nuits
pendant lesquels Moïse jeûna et rédigea les tables
de la Loi (L'Exode, chap.34 v.28) et ceux de la
tentation de St Matthieu dans le désert (Evangile
selon St Matthieu, chap.4 v.2), avec l'annonce de la
délivrance (Isaie, chap.40 v.1 à 5) et la prédication
de Jean-Baptiste (Evangile selon St Matthieu, chap.3
v.1). Des signes reviennent aussi à différents épisodes
par des phrases dont le sens est très proche : par
exemple, à plusieurs reprises un personnage présente
son fils ou son serviteur par ces mots : " Voici
mon Fils bien-aimé qui a toute ma faveur. " (Isaie,
chap.42 v.1 ; Evangile selon St Matthieu, chap.3 v.16
; la guérison de l'homme à la main sèche :
Evangile selon St Matthieu, chap.12 v.18 ; la
Transfiguration : Evangile selon St Matthieu, chap.17
v.5). Ces symboles qui ponctuent tout le récit
semblent destinés à un lecteur placé au centre,
faisant de la Bible un récit enroulé autour du
lecteur. Ici aussi le lecteur est appelé à faire
corps avec les personnages par les symboles entre les
histoires que lui seul peut voir.
Chez
Kieslowski, les caméras subjectives révèlent
des correspondances mais elles cachent aussi, elles
donnent une information puis l'infirment aussitôt.
Ce que vit un personnage en caméra subjective se
transmet implicitement à l'autre. Ces mystère épais
font flotter la réalité. La première image et son
ambiguïté par rapport à la ligne d'horizon, les
vues subjectives au travers de la boule de verre dans
le train et le regard de Weronika vers la caméra, l'épisode
de l'exhibitionniste, le chant au concert et la mort
de Weronika, l'enterrement, la photo de Weronika qu'a
prise Véronique à son insu et enfin la scène d'amour
entre Véronique et le marionnettiste sont autant de
caméras subjectives qui créent par le regard de
Weronika, du spectateur, et de Véronique des relais
entre les corps. Le spectateur semble prendre à l'une
pour donner à l'autre .
Un autre film où un corps collectif
se crée par des caméras subjectives est Full
Metal Jacket. Il est cette fois constitué et
transformé en plusieurs étapes progressives. Le
corps collectif est d'abord créé par la destruction,
puis il est mis à l'épreuve pour enfin se disloquer
en individualité détruites. Ces trois temps sont
celui de l'entraînement au camp où les individualités
des soldats sont éliminées par le sergent
instructeur pour créer un nouveau corps, un corps
supérieur aux individualités sans valeur : le corps
collectif des Marines, corps-machine créé pour tuer
et corps d'honneur qui ne meurt jamais. Après son
apprentissage, ce corps est mis à l'épreuve de l'expérience
: celle de la violence sur le front. Le corps est
alors divisé par le ressurgissement des individualités.
Enfin, il est éclaté par la jeune vietnamienne,
tireuse isolée, pour aboutir à des corps
individuels perdus et défigurés.
A chaque
étape
de cette alchimie des corps, la caméra subjective
vient renforcer l'idée du corps collectif : visions
du soldat humilié, caméra subjective en travelling
avant du groupe de soldats (à 37 min.), puis vision
du soldat qui tue un ennemi et basculement du regard
(à 1h. 12min. ), mise en danger du corps collectif
par la caméra subjective de la tireuse isolée (danger
extérieur au corps, à 1h.26min., 1h.28min., 1h.31min.,
1h.36min.), et élimination du corps ennemi (mort de
la jeune vietnamienne).
L'expérience de la violence passe par le
regard, et pour mieux la faire éprouver au
spectateur, le metteur en scène choisit la caméra
subjective. Elle nous fait passer tour à tour du
corps collectif à sa menace la plus directe : l'ennemi.
Cette mise en danger du corps collectif est aussi une
mise en danger du spectateur.
Dernière
mise en abîme avec Halloween, La Nuit
des Masques de J.Carpenter où toute la première
séquence est filmée au moyen d'une caméra
subjective d'un enfant qui tue sa grande sur.
Carpenter crée ici aussi un corps collectif qui
deviendra par la suite le moteur de l'angoisse. A
plusieurs reprises, il adoptera des points de vue qui
rappelleront celui du début et suggéreront la présence
du tueur. Présence qui sera rapidement confirmée ou
lentement infirmée. Bien souvent, Carpenter se
permet de confondre les points de vue, en créant des
fausses alertes : commençant par adopter le point de
vue d'une caméra qui pourrait être subjective pour
faire germer l'idée de la présence du tueur, il
change la focalisation du plan en laissant entrer d'un
autre personnage, la future victime par exemple ( à
1h.00min., 1h.13min.).
Pour créer
l'angoisse, Carpenter d'une part va jusqu'à
brouiller les identités en adoptant deux caméra
subjectives : celle du tueur pour créer l'angoisse
et celle de la victime pour la faire croître. D'autre
part, il adopte des caméra subjectives rétroactivement
en faisant apparaître en fin de plan l'amorce du
tueur en bordure de cadre pour signifier que le
spectateur regardait par les yeux du tueur alors qu'il
s'est identifié à la victime et fait corps avec
elle. Le corps collectif est alors plus flou et moins
bien défini au plus grand service de la tension et
de l'angoisse.
Puis les
caméras
subjectives prennent de plus en plus de poids
significatif : un même plan à composition de cadre
identique est une première fois non subjectif puis
subjectif avec un sens radicalement opposé (le tueur
est mort et gît sur le sol, puis il a disparu, à 1h.30min.
et 1h.31min.). Enfin les derniers plans du film sont
lourds de sens : la caméra subjective et la présence
du tueur sont suggérées implicitement, créant un
corps qui ne meurt jamais, un regard omniscient et
ubiquiste. Le spectateur fait l'expérience des
regards du tueur et de la victime, et met son corps
en jeu par la caméra subjective.
Cependant, cette fusion des corps peut-elle
être possible par un autre moyen que par le regard ?
Autrement dit, le corps collectif pourrait-il être
créé par un autre procédé ?
Dans Le Procès, Welles utilise la même
voix sur différentes intonations pour plusieurs
personnages afin d'augmenter la paranoïa du
personnage traqué, créant par là un corps-ennemi,
un adversaire global qui est autrui.
Mais on peut voir dans La
Ligne Rouge une tentative plus intéressante.
Les voix intérieures des soldats finissent par
fusionner pour former une voix unique, la voix de l'homme.
Tout comme leurs visages et leurs regards fusionnent
en un visage et un corps unis par l' incompréhension
et l'horreur qu'ils vivent, le spectateur se fond
dans ce corps collectif par les images de la nature
indifférente à la barbarie humaine. La Ligne Rouge
est donc sur ce point l'anti-Full Metal Jacket où le
corps collectif était créé pour être mieux
disloqué et détruit. Ici le corps collectif reste
soudé par l'impuissance à comprendre la guerre et l'homme.
A coté du relais comme avenir du
corps collectif, on trouve ce qu'on pourrait appeler
le voyage du regard. Le corps collectif, constitué
par la caméra subjective, crée un regard délivré
de l'il physique : c'est le début de Bleu où
un très gros plan de l'il de Julie contient la
vision subjective de Julie, l'image du médecin qui
brille dans les larmes de son il. Ce sont aussi
les caméra subjectives sur l'oreiller de l'hôpital
où Julie regarde à la TV l'enterrement de son mari
et de sa petite fille : déjà Julie veut tout
oublier de cette vie et d'abord son corps qu'elle
tentera d'éliminer à plusieurs reprises par la
suite. Par la caméra subjective, l'isolement de
Julie nous est donné à vivre et non plus seulement
à voir.
Il y a aussi les visions
subjectives d'Orange Mécanique ; visions d'Alex lors
de son traitement par les images pour renverser son
regard sur la violence et lors de la démonstration
de sa guérison, visions subjectives de ses victimes
(l'écrivain et la femme aux chats), et visions de
ses acolytes ( lors de l'agression filmée au ralenti
sur les berges du fleuve). La constitution d'un corps
collectif renforce ici le propos sur l'éradication
de la violence : il s'agit de renforcer l'échec et l'impuissance
face à cette violence en les faisant vivre au
spectateur par la caméra subjective.
La
trajectoire ou vectorisation du regard du
spectateur peut participer à la création d'un corps
collectif : le travelling avant dans Full Metal
Jacket au tout début de la seconde partie, après la
mort du soldat Baleine où Kubrick fait converger son
regard et le regard du spectateur vers deux soldats
par l'intermédiaire d'une prostituée qui avance
vers eux (à 44min.). Une trajectoire identique se
retrouve dans le film-annonce de Eyes Wide Shut :
Alice devant le miroir se regarde, puis Bill entre
dans le champ, d'abord par son reflet dans le miroir,
à peine regardé par Alice qui l'embrasse tout en se
regardant encore dans le miroir tandis que la caméra,
derrière Alice, zoome vers son regard dans le miroir
jusqu'à donner l'impression de plonger dans le
regard d'Alice. Ici c'est Alice, qu'on voit nue et de
dos, qui semble appeler le regard -Bill ne sait plus
la regarder, il ne la regarde de face qu'à travers
le miroir comme si son corps et son regard appelaient
un regard extérieur qui sache la regarder, regard
incarné par la caméra et le regard du spectateur. Là
encore le regard est une épreuve.
Dernier
voyage
du regard par le corps collectif avec l'épilogue de 2001,
L'Odyssée de l'Espace où la vision subjective
de l'astronaute est donnée à voir au spectateur par
la caméra subjective. Après son voyage dans le
cosmos, l'homme arrive dans un espace imaginaire où
il assiste à la projection de lui-même dans le
temps ; il se voit lui-même plus vieux et à chaque
fois le corps plus jeune disparaît dès qu'il s'est
vu plus âgé en caméra subjective. Là aussi l'expérience
du regard jusqu'à la renaissance finale est lourde
de sens pour le spectateur puisque le corps qui voit
subjectivement disparaît et se projette dans le
temps. Tout comme le choix de monter des visions
subjectives de Hal dès lors que celui-ci émet des
doutes quant aux objectifs et buts des hommes et que
la compétition avec ses créateurs augmente après
la partie d'échecs. L'incarnation de Hal en un corps
pensant et en une conscience passe par la naissance
du regard.
Mais au-delà de son avenir, y a-t-il
un monde pour ce corps collectif ? Ou n'est-ce pas qu'un
état transitoire ? Et comment en sortir ? Par le
mouvement de la fiction, le spectateur se désolidarise
du corps collectif et devient autonome. Le corps
collectif permet au spectateur de se fondre dans un
corps abstrait par la caméra subjective, mais aussi
de s'en libérer, d'aller au-delà de la fusion des
regards, au-delà de ce corps collectif et peut-être
au-delà de lui-même par la naissance de la pensée.
La dualité du corps et de la pensée laisserait
place à leur nécessaire complémentarité ; l'un ne
serait pas sans l'autre, la pensée permettrait d'aller
au delà du corps mais par le corps, et par là peut-être
de dépasser la mort du corps collectif, c'est à
dire la fin du film. En effet, si la fin du film détermine
la mort du corps collectif ou son éclatement, la
pensée elle échappe à cette mort puisqu'elle est délivrée
du corps. La pensée et l'esprit nous font sentir et
nous donnent conscience de notre propre corps, de
notre nature corporelle. Certes, moi spectateur, j'ai
un corps, ce qui est certain, auquel je suis étroitement
lié, mais pour que je sois conscient d'être, d'avoir
une idée de moi-même, d'avoir un corps et d'avoir
une idée de ce corps, il est certain que ce moi, c'est-à-dire
mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est
entièrement et véritablement distincte de mon corps,
et qu'elle peut être ou exister sans lui (Descartes,
Méditation sixième). Aussi la caméra subjective
nous permettrait-elle d'acquérir une conscience par
l'intermédiaire ce corps intermédiaire et
transitoire qu'est le corps collectif.
L'utilisation de la caméra subjective ne
permet alors plus seulement de changer le point de
vue, ni de monter des images, mais aussi de monter un
spectateur. Le film ne devient plus ce que le
spectateur en fait. Un nouveau rapport s'établit :
ce n'est plus le spectateur qui fait son film, c'est
le film qui construit un spectateur. Dans quelle
mesure alors ne construirait-il pas un individu ?
Dans le TP, nous avons tenté de
reconstituer une forme de corps collectif par les
visions de Jeremy en caméra subjective. Nous avons
voulu créer un corps collectif par le stress et la
tension. Une première fusion des corps se produit
entre Jeremy et les personnages de la file d'attente.
Le stress les fond en un seul corps qui attend et
redoute l'arrivée du directeur de casting, Max (cf.
le regard de Jeremy sur la salle d'attente et sur les
autres personnages). La seconde fusion se produit
avec le spectateur lors de l'arrivée de Max vers
Jeremy : après s'être parlé à lui-même pour se
rassurer, Jeremy se lève et se libère de son corps
tant son stress est intense. Le spectateur fusionne
dans ce corps collectif, avec la conscience de Jeremy.