Corps collectif A - Autoportrait et subjectivité   vision générale   Caméra conscience - A - Définition de la conscience
 
B - Un corps collectif

La caméra subjective au cinéma crée le même rapport entre le spectateur et l'œuvre, amplifié toutefois par le mouvement et la fiction. Comme l'autoportrait, elle opère deux fusions du regard : d'abord celle du spectateur avec celle du personnage qui est censé regarder. Ce que vit et ressent ce personnage n'est plus seulement donné à voir au spectateur mais vécu par lui. Mais qui fait regarder le personnage ? Le cinéaste et sa caméra : par la caméra subjective, il fait fondre le regard du personnage au sien. La caméra subjective permet ainsi de constituer un unique œil, produit de plusieurs regards et de plusieurs subjectivités. En effet, le spectateur projette aussi son regard et sa subjectivité dans les images qu'il voit. Plus qu'il ne voit, il perçoit puis regarde les images qui lui sont montrées.
On peut alors avancer l'hypothèse qu'il s'agirait là d'un œil interminable, d'un œil qui parcourt toute l'échelle de la représentation cinématographique : du cinéaste qui montre, au spectateur qui reçoit, en passant par le comédien qui interprète.
De quelle nature est ce nouveau regard ? Choisir une caméra subjective signifie un désir de montrer ce que voit un personnage, donc d'humaniser son regard en l'actualisant. Mais monter un plan subjectif à d'autres plans non subjectifs crée un regard non humain ou déshumanisé puisque le spectateur devient doué d'ubiquité et d'omniscience. La caméra subjective finit donc par détruire, par sa singularité, ce qu'elle voudrait théoriquement construire.

S'il y a fusion des regards, dès lors il y a convergence des corps : corps du cinéaste-caméra, corps du personnage-fiction, et corps du spectateur qui concentrent en un unique corps commun : un corps collectif.
L'expérience du regard, par la caméra subjective, met le corps du spectateur en jeu. La caméra subjective expose le spectateur à une situation ; son corps, physique et moral, est confronté à un regard factice, à une situation fictive, ceux de l'histoire. Dès lors, par la caméra subjective, on ne voit plus mais on vit le personnage.

L'avenir de ce corps collectif passe par sa mise en abîme dans la fiction. Quand l'histoire insère une forme ou une variante de corps collectif. Quand un corps-relais unit des personnages et dans lequel le spectateur s'immiscerait par la caméra subjective. Les films les plus intéressants sur ce point sont ceux qui réussissent à mettre en jeu ce corps lorsqu'ils en font un enjeu de scénario et une logique de mise en scène.

La Double Vie de Véronique crée ce relais entre Weronika et Véronique où l'expérience et la sagesse de l'une profite à l'autre par des signes. Ces signes qui passent en autres par des caméra subjectives, sont chargés de mystère et transitent par un relais qui pourrait être le spectateur. Ces signes et symboles ne disent jamais tout. Les liens sont silencieux. Ces manifestations ne sont pas éloignées des correspondances entre l'Ancien et le Nouveau Testament où à Rebecca et au mariage d'Isaac dans la Genèse correspond l'épisode de la Samaritaine, à la manne du désert dans L'Exode (chap.16) répond la multiplication des pains qui préfigure l'Eucharistie (Evangile selon St Matthieu, chap.14 v.13). Il en est de même avec les quarante jours et quarante nuits pendant lesquels Moïse jeûna et rédigea les tables de la Loi (L'Exode, chap.34 v.28) et ceux de la tentation de St Matthieu dans le désert (Evangile selon St Matthieu, chap.4 v.2), avec l'annonce de la délivrance (Isaie, chap.40 v.1 à 5) et la prédication de Jean-Baptiste (Evangile selon St Matthieu, chap.3 v.1). Des signes reviennent aussi à différents épisodes par des phrases dont le sens est très proche : par exemple, à plusieurs reprises un personnage présente son fils ou son serviteur par ces mots : " Voici mon Fils bien-aimé qui a toute ma faveur. " (Isaie, chap.42 v.1 ; Evangile selon St Matthieu, chap.3 v.16 ; la guérison de l'homme à la main sèche : Evangile selon St Matthieu, chap.12 v.18 ; la Transfiguration : Evangile selon St Matthieu, chap.17 v.5). Ces symboles qui ponctuent tout le récit semblent destinés à un lecteur placé au centre, faisant de la Bible un récit enroulé autour du lecteur. Ici aussi le lecteur est appelé à faire corps avec les personnages par les symboles entre les histoires que lui seul peut voir.
Chez Kieslowski, les caméras subjectives révèlent des correspondances mais elles cachent aussi, elles donnent une information puis l'infirment aussitôt. Ce que vit un personnage en caméra subjective se transmet implicitement à l'autre. Ces mystère épais font flotter la réalité. La première image et son ambiguïté par rapport à la ligne d'horizon, les vues subjectives au travers de la boule de verre dans le train et le regard de Weronika vers la caméra, l'épisode de l'exhibitionniste, le chant au concert et la mort de Weronika, l'enterrement, la photo de Weronika qu'a prise Véronique à son insu et enfin la scène d'amour entre Véronique et le marionnettiste sont autant de caméras subjectives qui créent par le regard de Weronika, du spectateur, et de Véronique des relais entre les corps. Le spectateur semble prendre à l'une pour donner à l'autre .

Un autre film où un corps collectif se crée par des caméras subjectives est Full Metal Jacket. Il est cette fois constitué et transformé en plusieurs étapes progressives. Le corps collectif est d'abord créé par la destruction, puis il est mis à l'épreuve pour enfin se disloquer en individualité détruites. Ces trois temps sont celui de l'entraînement au camp où les individualités des soldats sont éliminées par le sergent instructeur pour créer un nouveau corps, un corps supérieur aux individualités sans valeur : le corps collectif des Marines, corps-machine créé pour tuer et corps d'honneur qui ne meurt jamais. Après son apprentissage, ce corps est mis à l'épreuve de l'expérience : celle de la violence sur le front. Le corps est alors divisé par le ressurgissement des individualités. Enfin, il est éclaté par la jeune vietnamienne, tireuse isolée, pour aboutir à des corps individuels perdus et défigurés.
A chaque étape de cette alchimie des corps, la caméra subjective vient renforcer l'idée du corps collectif : visions du soldat humilié, caméra subjective en travelling avant du groupe de soldats (à 37 min.), puis vision du soldat qui tue un ennemi et basculement du regard (à 1h. 12min. ), mise en danger du corps collectif par la caméra subjective de la tireuse isolée (danger extérieur au corps, à 1h.26min., 1h.28min., 1h.31min., 1h.36min.), et élimination du corps ennemi (mort de la jeune vietnamienne).
L'expérience de la violence passe par le regard, et pour mieux la faire éprouver au spectateur, le metteur en scène choisit la caméra subjective. Elle nous fait passer tour à tour du corps collectif à sa menace la plus directe : l'ennemi. Cette mise en danger du corps collectif est aussi une mise en danger du spectateur.

Dernière mise en abîme avec Halloween, La Nuit des Masques de J.Carpenter où toute la première séquence est filmée au moyen d'une caméra subjective d'un enfant qui tue sa grande sœur. Carpenter crée ici aussi un corps collectif qui deviendra par la suite le moteur de l'angoisse. A plusieurs reprises, il adoptera des points de vue qui rappelleront celui du début et suggéreront la présence du tueur. Présence qui sera rapidement confirmée ou lentement infirmée. Bien souvent, Carpenter se permet de confondre les points de vue, en créant des fausses alertes : commençant par adopter le point de vue d'une caméra qui pourrait être subjective pour faire germer l'idée de la présence du tueur, il change la focalisation du plan en laissant entrer d'un autre personnage, la future victime par exemple ( à 1h.00min., 1h.13min.).
Pour créer l'angoisse, Carpenter d'une part va jusqu'à brouiller les identités en adoptant deux caméra subjectives : celle du tueur pour créer l'angoisse et celle de la victime pour la faire croître. D'autre part, il adopte des caméra subjectives rétroactivement en faisant apparaître en fin de plan l'amorce du tueur en bordure de cadre pour signifier que le spectateur regardait par les yeux du tueur alors qu'il s'est identifié à la victime et fait corps avec elle. Le corps collectif est alors plus flou et moins bien défini au plus grand service de la tension et de l'angoisse.
Puis les caméras subjectives prennent de plus en plus de poids significatif : un même plan à composition de cadre identique est une première fois non subjectif puis subjectif avec un sens radicalement opposé (le tueur est mort et gît sur le sol, puis il a disparu, à 1h.30min. et 1h.31min.). Enfin les derniers plans du film sont lourds de sens : la caméra subjective et la présence du tueur sont suggérées implicitement, créant un corps qui ne meurt jamais, un regard omniscient et ubiquiste. Le spectateur fait l'expérience des regards du tueur et de la victime, et met son corps en jeu par la caméra subjective.

Cependant, cette fusion des corps peut-elle être possible par un autre moyen que par le regard ? Autrement dit, le corps collectif pourrait-il être créé par un autre procédé ?
Dans Le Procès, Welles utilise la même voix sur différentes intonations pour plusieurs personnages afin d'augmenter la paranoïa du personnage traqué, créant par là un corps-ennemi, un adversaire global qui est autrui.
Mais on peut voir dans La Ligne Rouge une tentative plus intéressante. Les voix intérieures des soldats finissent par fusionner pour former une voix unique, la voix de l'homme. Tout comme leurs visages et leurs regards fusionnent en un visage et un corps unis par l' incompréhension et l'horreur qu'ils vivent, le spectateur se fond dans ce corps collectif par les images de la nature indifférente à la barbarie humaine. La Ligne Rouge est donc sur ce point l'anti-Full Metal Jacket où le corps collectif était créé pour être mieux disloqué et détruit. Ici le corps collectif reste soudé par l'impuissance à comprendre la guerre et l'homme.

A coté du relais comme avenir du corps collectif, on trouve ce qu'on pourrait appeler le voyage du regard. Le corps collectif, constitué par la caméra subjective, crée un regard délivré de l'œil physique : c'est le début de Bleu où un très gros plan de l'œil de Julie contient la vision subjective de Julie, l'image du médecin qui brille dans les larmes de son œil. Ce sont aussi les caméra subjectives sur l'oreiller de l'hôpital où Julie regarde à la TV l'enterrement de son mari et de sa petite fille : déjà Julie veut tout oublier de cette vie et d'abord son corps qu'elle tentera d'éliminer à plusieurs reprises par la suite. Par la caméra subjective, l'isolement de Julie nous est donné à vivre et non plus seulement à voir.

Il y a aussi les visions subjectives d'Orange Mécanique ; visions d'Alex lors de son traitement par les images pour renverser son regard sur la violence et lors de la démonstration de sa guérison, visions subjectives de ses victimes (l'écrivain et la femme aux chats), et visions de ses acolytes ( lors de l'agression filmée au ralenti sur les berges du fleuve). La constitution d'un corps collectif renforce ici le propos sur l'éradication de la violence : il s'agit de renforcer l'échec et l'impuissance face à cette violence en les faisant vivre au spectateur par la caméra subjective.

La trajectoire ou vectorisation du regard du spectateur peut participer à la création d'un corps collectif : le travelling avant dans Full Metal Jacket au tout début de la seconde partie, après la mort du soldat Baleine où Kubrick fait converger son regard et le regard du spectateur vers deux soldats par l'intermédiaire d'une prostituée qui avance vers eux (à 44min.). Une trajectoire identique se retrouve dans le film-annonce de Eyes Wide Shut : Alice devant le miroir se regarde, puis Bill entre dans le champ, d'abord par son reflet dans le miroir, à peine regardé par Alice qui l'embrasse tout en se regardant encore dans le miroir tandis que la caméra, derrière Alice, zoome vers son regard dans le miroir jusqu'à donner l'impression de plonger dans le regard d'Alice. Ici c'est Alice, qu'on voit nue et de dos, qui semble appeler le regard -Bill ne sait plus la regarder, il ne la regarde de face qu'à travers le miroir comme si son corps et son regard appelaient un regard extérieur qui sache la regarder, regard incarné par la caméra et le regard du spectateur. Là encore le regard est une épreuve.

Dernier voyage du regard par le corps collectif avec l'épilogue de 2001, L'Odyssée de l'Espace où la vision subjective de l'astronaute est donnée à voir au spectateur par la caméra subjective. Après son voyage dans le cosmos, l'homme arrive dans un espace imaginaire où il assiste à la projection de lui-même dans le temps ; il se voit lui-même plus vieux et à chaque fois le corps plus jeune disparaît dès qu'il s'est vu plus âgé en caméra subjective. Là aussi l'expérience du regard jusqu'à la renaissance finale est lourde de sens pour le spectateur puisque le corps qui voit subjectivement disparaît et se projette dans le temps. Tout comme le choix de monter des visions subjectives de Hal dès lors que celui-ci émet des doutes quant aux objectifs et buts des hommes et que la compétition avec ses créateurs augmente après la partie d'échecs. L'incarnation de Hal en un corps pensant et en une conscience passe par la naissance du regard.

Mais au-delà de son avenir, y a-t-il un monde pour ce corps collectif ? Ou n'est-ce pas qu'un état transitoire ? Et comment en sortir ? Par le mouvement de la fiction, le spectateur se désolidarise du corps collectif et devient autonome. Le corps collectif permet au spectateur de se fondre dans un corps abstrait par la caméra subjective, mais aussi de s'en libérer, d'aller au-delà de la fusion des regards, au-delà de ce corps collectif et peut-être au-delà de lui-même par la naissance de la pensée. La dualité du corps et de la pensée laisserait place à leur nécessaire complémentarité ; l'un ne serait pas sans l'autre, la pensée permettrait d'aller au delà du corps mais par le corps, et par là peut-être de dépasser la mort du corps collectif, c'est à dire la fin du film. En effet, si la fin du film détermine la mort du corps collectif ou son éclatement, la pensée elle échappe à cette mort puisqu'elle est délivrée du corps. La pensée et l'esprit nous font sentir et nous donnent conscience de notre propre corps, de notre nature corporelle. Certes, moi spectateur, j'ai un corps, ce qui est certain, auquel je suis étroitement lié, mais pour que je sois conscient d'être, d'avoir une idée de moi-même, d'avoir un corps et d'avoir une idée de ce corps, il est certain que ce moi, c'est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui (Descartes, Méditation sixième). Aussi la caméra subjective nous permettrait-elle d'acquérir une conscience par l'intermédiaire ce corps intermédiaire et transitoire qu'est le corps collectif.

L'utilisation de la caméra subjective ne permet alors plus seulement de changer le point de vue, ni de monter des images, mais aussi de monter un spectateur. Le film ne devient plus ce que le spectateur en fait. Un nouveau rapport s'établit : ce n'est plus le spectateur qui fait son film, c'est le film qui construit un spectateur. Dans quelle mesure alors ne construirait-il pas un individu ?

Dans le TP, nous avons tenté de reconstituer une forme de corps collectif par les visions de Jeremy en caméra subjective. Nous avons voulu créer un corps collectif par le stress et la tension. Une première fusion des corps se produit entre Jeremy et les personnages de la file d'attente. Le stress les fond en un seul corps qui attend et redoute l'arrivée du directeur de casting, Max (cf. le regard de Jeremy sur la salle d'attente et sur les autres personnages). La seconde fusion se produit avec le spectateur lors de l'arrivée de Max vers Jeremy : après s'être parlé à lui-même pour se rassurer, Jeremy se lève et se libère de son corps tant son stress est intense. Le spectateur fusionne dans ce corps collectif, avec la conscience de Jeremy.

 

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